Choulex 1816, les grandes eaux
Ça a commencé par une nuit d’automne, au premier froid, voyez.
D’abord une longue canicule dans les têtes et dans les mots. Liberté, égalité, fraternité ! Et puis des sifflements de couteaux, comme ceux d’une faux. Après, l’automne, parcouru d’orages. Tonnerres de tambours, grêles de balles. Uniformes emplumés fracassés en morceaux, comme après un tir de chevrotine dans un poulailler. Six millions de morts pour satisfaire l’empereur. L’Empereur. Un homme petit, noiraud, portant bicorne.
On avait ployé le dos, comme depuis toujours. Ce n’était pas encore le « Grand Genève », seulement un recoin d’empire que les puissants jouaient aux cartes entre eux dans des salons. Nous on vivait dans notre grand royaume paysan, entre soi, sur le peu qu’on avait.
Aucune vraie ville des dizaines de kilomètres à la ronde, sauf, à côté, Genève la protestante, la guindée, la très savante, ensevelie dans ses guimpes et dans ses psaumes. Un autre pays.
Ses pasteurs la préféraient petite et pure plutôt que grande et dévoyée par des papistes réputés se reproduire comme des souris. Ils avaient dépêché à Vienne quelques Grands Messieurs pour lui tailler un costume très ajusté. Ils en étaient revenus avec un justaucorps gênant aux entournures et dont nous payons encore l’étroitesse. Il faudrait du temps pour bien se comprendre. Mais la Dame avait gardé un peu d’été, elle nous a laissé notre bon Dieu barbu dans l’église, en haut. Une république. Ils sont même venus nous donner à manger quand on crevait de faim. C’était les premiers à le faire.
Car il faisait faim et froid. Un été de pluie. Le Rhône démonté. Les Pâquis, la Jonction, le Molard, noyés. L’Arve en furie roulant des morceaux de maisons, des bêtes mortes, même des boeufs flottant pattes en l’air. Blé et pommes de terre, pourris. Les troupeaux ramenés des alpages inondés. Il avait fallu abattre, beaucoup. Au-delà de la colline, une jeune Anglaise hantée de remords avait fait en juin un cauchemar qu’elle baptiserait Frankenstein.
Puis d’autres eaux ont coulé sous les ponts genevois. D’autres hommes y sont venus travailler, posant leur besace par ici. Nous sommes heureux nous de ces alliances. Elles nous ont faits ce que nous sommes.
Ici depuis toujours, il y avait le grand marais des Gouilles noires. Avec ses esprits, ses feux follets. Sa Dame blanche délaissée qui pleure encore aux nuits de pleine lune. Le diable qui vient acheter les âmes. Un homme petit, noiraud, avec des cornes.
Le meilleur endroit pour vous dire nos héritages intimes.
